Par Thierry Quéré
Excuse mon langaige, cher pèlerin, car je suis un vieux moyne bâtisseur, éveillé par ta visite et tes moult interrogations. Je viens à toi, parlant en ce vieux françois que m’ont laissé mes ancêtres, pour te narrer une histoire aussi ancienne que le temps, une histoire de pierres levées vers les cieux et d’âmes en quête de leur Créateur. C’est une histoire que j’ay apprise de mes frères bâtisseurs, ces mêmes artisans qui, de leurs mains calleuses et de leur foy inébranlable, ont dressé des sanctuaires où les âmes des hommes se tournent vers l’éternité. Je te conterai aujourd’hui la différence entre l’art roman et l’art gothique, deux enfans issus du même giron, mais de nature fort diverse.
Sache-le bien, en ces jours bénis où fleurissait l’art roman, l’homme estoit mis au centre de toutes choses. L’église romane, bâtie à son image, estoit un logis où il pouvait se tenir debout, tant de corps que d’âme. L’homme y estoit la mesure de tout : la pierre lui parlait en son propre langaige, les vôutes ploiaient comme pour le soustenir, et l’énergie, telle la sève montant dans l’arbre, s’élevait du sol sous ses pieds pour le porter vers les cieux. Tout estoit façonné afin que l’homme se souvînt qu’il estoit une créature divine, née de la terre, mais destinée aux étoiles.
En ce noble art roman, toutes les énergies s’élèvent du bas vers le hault, forçant l’homme à se tenir droit comme un chêne cherchant la lumière du firmament. Lorsqu’elles frappent de plein fouet la vôute, ces énergies redescendent le long des murs, créant ainsi une circulation bienfaisante, une ronde énergique qui purifie tout ce qui se trouve en sa course. Ce secret, les bâtisseurs l’avoint bien compris, et l’avoint employé non seulement dans les sanctuaires sacrés, mais aussi dans leurs propres demeures.
La vôute romane, par sa grande sagesse, sçait neutraliser ce que nous nommons le réseau H, ces forces telluriques qui peuvent parfois troubler l’âme et le corps. En nos édifices, moult réfectoires et chambres de moynes sont ainsi érigés au-dessus de caves voûtées, lesquelles rendent ces lieux totalement neutres, libérés de toute influence néfaste émanant de la terre. Ainsi, l’homme, qu’il prie ou qu’il dorme, se trouve préservé, baigné dans une énergie pure et équilibrée.
Les bâtisseurs, dans leur sapience infinie, avoint compris cela. Ils sçavoient bien que cette circulation énergique devoit être maîtrisée, et ils avoint prévu des chemins secrets pour en évacuer l’excès, afin que l’église ne devînt point une marmite prête à éclater. C’est pour cela que, derrière l’abside, là où peu osent s’aventurer, se trouve ce que nous appelons le « point Menhir », une soupape par où l’énergie se libère, s’en va au-delà de l’église, là où elle se dissipe et perd sa force.
Mais viens maintenant, et contemple les hautes cathédrales gothiques ! Ah, ces flèches audacieuses, ces murs qui montent, montent sans fin vers le ciel ! Ici, l’homme n’est plus au centre. Non, en ces lieux, c’est Dieu qui règne en maître absolu. Les bâtisseurs gothiques, dans leur grand génie, ont renversé le cours des choses. En ces cathédrales, l’énergie ne descend point ; elle s’élève ! Elle s’élève, portée par ces colonnes hardies qui défient la pesanteur, et cherche les cieux, cherche Dieu. Ici, l’homme n’est plus la mesure de l’édifice, mais bien le serviteur d’une force infinie. Il entre dans la cathédrale non pour se contempler lui-même, mais pour contempler l’infini.
En l’art gothique, tout est disposé pour capter et canaliser cette énergie divine. Les coudées qui ont servi à bâtir ces cathédrales ne sont point tirées de la mesure de l’homme, mais bien des astres eux-mêmes ! La cathédrale n’est plus un simple abri, mais un instrument céleste, un lieu où l’énergie d’un méridien sacré est élevée, non pour l’homme, mais par lui, vers le divin.
Et si, par aventure, l’église romane venait à choir, elle s’effondrerait doucement, ses pierres retournant à la terre d’où elles furent tirées. Mais la cathédrale gothique, elle, explose ! Car toute cette énergie qui monte aux cieux, si elle est libérée, éclate comme un torrent furieux, dévastant tout sur son passage.
Ainsi, cher pèlerin, en l’art roman, c’est l’homme qui est élevé, c’est lui qui doit s’élever pour rencontrer Dieu. Tandis qu’en l’art gothique, c’est Dieu qui descend, c’est Lui qui vient à la rencontre de l’homme, dans toute Sa puissance et Sa majesté. Deux visions, deux chemins, mais un même but : élever l’âme vers la lumière.
Retiens bien cela, lorsque tu passeras les portes d’une église romane ou d’une cathédrale gothique. L’une te rappellera que tu es fait de terre, mais destiné aux cieux. L’autre te montrera que les cieux peuvent descendre jusqu’à toi, si tant est que tu aies la foy pour les recevoir. Que Dieu te guide sur ce chemin, et que tes pas soient bénis dans la lumière des vieilles pierres.